(Paul Wittgenstein, pianiste prisonnier des Russes et déporté en Sibérie, est revenu du front sans son bras droit. Il commande à Ravel un concerto pour la main qui lui reste et l'invite à Vienne à une grande soirée au cours de laquelle il va jouer ce concerto de sa propre main.)
Dès le début de l'exécution, alors que Marguerite suit le Concerto sur partition, assise cette fois à côté de son auteur, elle lit sur ses traits de plus en plus défaits les conséquences fâcheuses des initiatives du manchot.
C'est que Wittgenstein n'a pas du tout simplifié l'ouvrage pour l'adapter à ses moyens, bien au contraire il a dû voir l'occasion de montrer à quel point, tout handicapé qu'il soit, il est bon. Au lieu de se tenir en face de l'oeuvre et de la servir du mieux qu'il peut, le voilà qui se met à en faire des tonnes en rajoutant des arpèges par ci des mesures par là, brodant des trilles, des dandinement rythmiques et autres agréments d'exécution que nul ne lui demandait, appoggiatures et gruppetti, dévalant à tout bout de champ le clavier vers les aigus pour montrer comme il est habile, comme il est malin, comme il est resté souple et comme il vous emmerde tous.
Le visage de Ravel est blanc.
Jean Echenoz : Ravel
tag : handicap
Dès le début de l'exécution
mon père range les chaises longues comme on ferait la toilette d'un mort
mon père range les chaises longues comme on ferait la toilette d'un mort, ma mère à la cuisine fixe des yeux la cocotte minute avec l'air d'attendre stoïquement qu'elle lui explose à la figure.
Emmanuel Carrère, un roman russe
L'infirmière tenait la corbeille à bout de bras, comme un bassin.
L'infirmière tenait la corbeille à bout de bras, comme un bassin. Elle ouvrit la porte d'une grande salle surchauffée, aux murs recouverts d'un badigeon verdâtre. Dans l'air saturé d'odeurs d'alcool et d'iodoforme, des vagissements aigres montaient en volutes d'autres corbeilles rangées le long du mur. Quand elle posa sa corbeille, elle y jeta un coup d'œil, en plissant les lèvres. L'enfant nouveau-né se tordit faiblement dans l'ouate, comme un grouillement de vers de terre.
John Dos Passos, Manhattan Transfer
tag : lundi
Je peux te faire confiance ?
- Je peux te faire confiance ? demande Mireille.
Hélène lève les yeux au ciel. C'est le mantra de sa mère, la confiance. Quest-ce qu'elle s'imagine ? Qu'elle va lui dire non, j'ai qu'une hâte : prendre le bus pour me faire engrosser par un RMIste et foutre ma vie en l'air.
- Mais oui, maman...
...Mireille se dit qu'Hélène sera de ce monde là un jour, celui du commandement et du savoir, les gens qui donnent des ordres d'un ton évasif et marchent un dossier sous le bras, rigolent de trucs incompréhensibles et se conduisent avec les autres comme des adultes avec des enfants. Ca la dégoûte et la réjouit.
Nicolas Mathieu, Connemara
Vous avez reçu mon hérisson ?
- Vous avez reçu mon hérisson ? demanda-t-elle d'une voie ferme et presque courroucée.
- Oui, répondit le prince, qui rougissait et se mourait.
- Expliquez immédiatement ce que vous en pensez. C'est indispensable pour la tranquillité de Maman et de toute notre famille.
- Écoute, Aglaïa... balbutia le général, soudain inquiet.
- Ça, ça dépasse toutes les limites ! Fit Lizaveta Prokofievna, soudain prise de panique par on ne savait trop quoi.
- Je ne vois pas quelles limites, maman, lui répondit immédiatement sa fille d'une voix sévère. J'ai fait porter un hérisson au prince et je veux connaître son opinion. Et bien, prince?
- C'est-à-dire, quelle opinion, Aglaïa Ivanovna ?
- Sur le hérisson... Vous me demandez en mariage, oui ou non ?
Dostoïevski : l'idiot
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