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Boris Vian : L’arrache-coeur. 1953. texte intégral

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PREMIÈRE PARTIE

I

28 août. Le sentier longeait la falaise. Il était bordé de calamines en fleur et de brouillouses un peu passées dont les pétales noircis jonchaient le sol. Des insectes pointus avaient creusé le sol de mille petits trous ; sous les pieds, c’était comme de l’éponge morte de froid. Jacquemort avançait sans se presser et regardait les calamines dont le cœur rouge sombre battait au soleil. À chaque pulsation, un nuage de pollen s’élevait, puis retombait sur les feuilles agitées d’un lent tremblement. Distraites, des abeilles vaquaient. Du pied de la falaise s’élevait le bruit doux et rauque des vagues. S’arrêtant, Jacquemort se pencha sur l’étroit rebord qui le séparait du vide. En bas, tout était très loin, à pic, et de l’écume tremblait dans le creux des roches comme une gelée de juillet. Cela sentait l’algue braisée. Pris de vertige, Jacquemort s’agenouilla sur l’herbe terreuse de l’été, toucha le sol de ses deux mains étendues ; rencontrant dans ce geste des crottes de bique aux contours bizarrement irréguliers, il conclut à la présence, parmi ces animaux, d’un bouc de Sodome dont il croyait pourtant l’espèce disparue. Maintenant, il avait moins peur et il osa de nouveau s’incliner sur la falaise. Les grands pans de roc rouge tombaient à la verticale dans l’eau peu profonde, d’où ils ressortaient presque aussitôt pour donner lieu à une falaise rouge sur la crête de laquelle Jacquemort, à genoux, se penchait. Des récifs noirs émergeaient de place en place, huilés par le ressac et couronnés d’un anneau de vapeur. Le soleil corrodait la surface de la mer et la salissait de graffiti obscènes. Jacquemort se releva, reprit sa marche. Le chemin tournait. À gauche il vit des fougères déjà marquées de roux et des bruyères en fleur. Sur les rocs dénudés brillaient des cristaux de sel apportés par le chasse-marée. Le sol, vers l’intérieur du pays, s’élevait en pente escarpée. Le sentier contournait des masses brutales de granit noir, jalonné, par places, de nouvelles crottes de bique. De biques, point. Les douaniers les tuaient, à cause des crottes. Il accéléra l’allure, et se trouva brusquement dans l’ombre, car les rayons du soleil ne parvenaient plus à le suivre. Soulagé par la fraîcheur, il allait encore plus vite. Et les fleurs de calamines passaient en ruban de feu continu devant ses yeux. À de certains signes, il reconnut qu’il approchait et prit le soin de mettre en ordre sa barbe rousse et effilée. Puis, il repartit allègrement. Un instant, la Maison lui apparut tout entière entre deux pitons de granit, taillés par l’érosion en forme de sucette et qui encadraient le sentier comme les piliers d’une poterne géante. Le chemin tournait à nouveau, il la perdit de vue. Elle était assez loin de la falaise, tout en haut. Lorsqu’il passa entre les deux blocs sombres, elle se démasqua entièrement, très blanche, entourée d’arbres insolites. Une ligne claire se détachait du portail, serpentait paresseusement sur le coteau et rejoignait, à bout de course, le sentier. Jacquemort s’y engagea. Arrivé presque en haut de la côte, il se mit à courir car il entendait les cris. Du portail grand ouvert au perron de la maison une main prévoyante avait tendu un ruban de soie rouge. Le ruban montait l’escalier, aboutissait à la chambre. Jacquemort le suivit. Sur le lit, la mère reposait, en proie aux cent treize douleurs de l’enfantement. Jacquemort laissa tomber sa trousse de cuir, releva ses manches et se savonna les mains dans une auge de lave brute.

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ma mère était une femme indépendante

, 16:51


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Cary Grant and Katharine Hepburn in Bringing Up Baby, 1938

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doit-on dire piedophile ou podophile ?

, 10:03

pied chatouille.gif
cliquez sur l'image gif pour découvrir l’étymologie correcte

« Pétanque, footing, et pédalo »

"La famille PIED

Patriarche indoeuropéen : *PED-, « pied »

Les branches

1. Les deux principaux ancêtres latins de cette famille sont les noms pes, gén. pedis, ancêtre de notre pied, et pedica, ancêtre de notre piège. En sont issus la plupart des mots français qui contiennent le radical - pie - :

piédestal, piéger, Piémont, piétaille, piétiner, piéton, piètre, empiéter, marchepied, trépied, ...

2. Parmi les autres membres français de la famille on trouve des mots qui contiennent le radical latin original - ped - de pes, pedis, ou bien des mots dans lesquels ce radical s’est transformé au fil des siècles en - pet -, comme peton, ou en - pêch -, comme empêcher, du bas latin impedicare, “prendre au piège, entraver” :

pédale, pédestre, pédicure, pedigree, bipède, expédient, expédier, palmipède, quadrupède, ... pétanque, peton, ... empêchement, empêcheur, se dépêcher, ...

3. Le principal ancêtre grec de la famille est πους, pous, gén. ποδος, podos, « pied », dont le radical -ποδ-, -pod- se transforme en -πεζ-, -pez- dans τραπεζα, trapeza, « objet à quatre pieds, table ». En sont issus antipodes et trapèze.

Le diminutif de πους, pous est ποδιον, podion, “petit pied”. Ce dernier mot, via le latin podium, « petite éminence ; socle, support » est à l’origine de notre propre podium, bien sûr, mais aussi de puy, appui, et probablement répudier 1.

4. Dans la famille, n’oublions pas enfin les cousins germains – et sportifs – venus en courant d’outre-Manche ou d’outre-Atlantique ; ils sont issus du germ. *fōt- : football, babyfoot et footing. 2 Les invités masqués

1. De -ποδ-, -pod- (branche 3) ils n’on conservé que le po : polype et poulpe, doublets issus du grec πολυπους, polupous, « à plusieurs pieds », dont pieuvre est en fait le troisième descendant, en dépit d’une forme qui le fait s’apparenter davantage aux descendants du latin pes, pedis (branche 1).

2. De -ποδ-, -pod- (branche 3) il n’a conservé que le p : Œdipe, du grec Οιδιπους, Oidipous, « les pieds enflés », parce que Laïos, son père, prévenu par Apollon du danger que constituerait son fils, l’avait fait exposer en lui liant les pieds. Dérivé : œdipien. On retrouve le premier élément du mot dans œdème.

3. De -ped- (branche 2) il a perdu le d : péage, du latin populaire *pedaticum, « droit de mettre le pied ». Par sa forme et son sens, on croit souvent, à tort, que ce mot est étymologiquement apparenté à payer (voir la famille PACTE). L’erreur est compréhensible car, outre la proximité des formes, il désigne d’abord le droit, la taxe qu’on lève sur les personnes, les animaux, les marchandises pour le passage d’un pont, d’un chemin, d’une route. Au XVIIe s., péage ne se dit plus que du droit pris sur les voitures transportant des marchandises pour l’entretien des grands chemins. Par métonymie, le mot désigne aussi l’endroit où l’on paie ce droit de passage, sens qu’il a encore aujourd’hui à l’entrée des autoroutes à péage.

4. piger est probablement une variante dialectale de piéger (branche 1), d’où le sens de « saisir, comprendre ». 3 Dérivé : pige.

5. De -ped- (branche 2) il a perdu le d et changé le e en un i : pion, de l’espagnol peon, « fantassin », du bas latin pedo, gén. pedonis. Dérivé : pionnier.

6. pitre (bouffon, clown) est probablement une variante franc-comtoise de piètre (branche 1). Dérivé : pitrerie. Quant à piètre, il est issu du latin pedester, « qui va à pied » ; c’est donc le doublet populaire de pédestre. Du fait de l’infériorité du piéton par rapport au cavalier – également sensible dans les mots pion et piétaille –, piètre a développé le sens péjoratif de « mauvais ». 4.

7. Il est méconnaissable : calibre (Voir Curiosités).

Curiosités

1. babouche : d’abord papouch et aussi babuc par l’italien, est emprunté au turc pāpuš, “chaussure”, lui-même repris au persan pāpuš, “(chaussure) qui couvre (puš) le pied (pāi)”.

2. calibre est issu de l’arabe قالب qālab ou qālib « moule, forme à chaussure », et celui-ci du grec καλόπους kalopous, “forme en bois pour fabriquer des chaussures”, composé de καλον « bois » et de πούς « pied ». Dérivés : calibrer, calibrage.

3. pedigree : de l’anglais pedigree, lui-même issu du français pied de grue, à cause de l’analogie de forme entre l’empreinte de cet oiseau et les trois petits traits rectilignes utilisés dans les registres officiels anglais pour indiquer les degrés ou les ramifications d’un arbre généalogique à trois branches.

4. pétanque est issu du provençal pé tanco, « pied fixé ». Dans ce jeu, on lance sa boule en ayant le pied fixé au sol, sans prendre d’élan.

Le deuxième élément, tanco, appartient quant à lui à une famille romane dans laquelle on trouve notamment l’occitan estancar, « barrer un cours d’eau », le catalan tancar, « fermer », et les mots français étang et étanche. Cette famille a des origines obscures, tout comme d’ailleurs le lat. stagnare, « stagner », avec lequel elle est probablement apparentée. Entre autres hypothèses, nous nous permettons de proposer un rapport entre tous ces mots et l’angl. tank, « réservoir ». Ce mot, qui a d’abord désigné les réservoirs d’irrigation de l’Inde, est un emprunt à un mot indien, tankh ou tanken selon les dialectes, eux-mêmes peut-être issus du sanskrit tadaga, « étang, lac ».

5. piédestal est emprunté à l’italien piedistallo (ou piedestallo), terme d’architecture désignant un support servant de soubassement à une colonne, une statue, un vase. Le mot est composé de piede, « pied », et de stallo, « support », proprement « séjour, demeure », issu du même mot germanique que les mots français étal, étaler, stalle, et installer.

6. pyjama : de l’anglais pyjamas (ou pajamas), lui-même issu de l’ourdou paejama ou pajama, “vêtement de jambes”, lui-même issu du persan pāi, “pied, jambe” et jama, “vêtement”. Homonymes et faux frères

1. Il y a puy, puits et puis !

- puy est de la famille, comme on l’a vu plus haut (branche 3). Graphie ornée de pui, il est issu du latin podium pris dans son sens géographique de “petite éminence”. Le fr. appuyer, l’esp. apoyar, et l’it. appoggiare (> fr. appogiature) sont issus d’un latin populaire *appodiare, lui aussi dérivé de podium, mais ici au sens de “socle, support”.

- puits a une histoire plus compliquée. D’abord puz, puiz et puis, il est issu du latin puteus, « trou, fosse », spécialement « puits de mine » et « puits d’eau vive », mot dont la finale en -eus laisse supposer une origine étrusque. La voyelle du français est due à un développement anormal qui s’explique probablement par l’influence du francique *putti, restitué par l’ancien haut allemand putti, le mot germanique étant lui-même emprunté au latin. Ainsi puits serait un exemple de ces formes hybrides dues au bilinguisme de la France du nord après l’invasion des Francs. La graphie actuelle puits (XVIe s.) réintroduit un -t- étymologique pour éviter l’homographie avec l’adverbe puis. Dérivés : puiser, épuiser, épuisement, épuisant, inépuisable.

- puis est issu du latin classique post via son dérivé postea ou un latin populaire *postius. Dérivés : depuis, puisque.

- il y a enfin un autre puis, forme littéraire de peux (v. pouvoir).

2. pêcher, pêche et pécher sont sans rapport avec empêcher / dépêcher (branche 2) : - pêcher est issu du latin piscari, de même sens, lui-même dérivé de piscis, « poisson ». Dérivés : pêche, pêcheur, pêcherie, repêcher, piscine, pisciculture. - pêche (nom de fruit) est issu du latin populaire persica, du latin classique persicum (pomum), « fruit de Perse ». Dérivé : pêcher. - pécher est issu du latin peccare, « broncher, faire un faux pas » 5, d’où « commettre une faute, une erreur ». Dérivés : péché, pécheur, peccadille, impeccable, ...

3. pédagogue et pédéraste sont issus du grec παις pais, gén. paidos, « enfant ». L’élément -agogue est issu du grec αγειν agein, « conduire ». (Voir famille AGIR) L’élément -éraste est issu du grec ερως erôs, « désir des sens, amour », d’où érotique.

Pour pédant, d’origine italienne, les choses sont moins claires, car le mot pourrait bien être issu de (pedagogo) pedante, « accompagnateur à pied », avec emploi substantivé de l’adjectif.

orthopédie est formé du grec ορθός orthos, « droit » et de παιδεία paideia, « éducation des enfants (au physique et au moral) », autre dérivé de παις.

4. piété et pitié : doublets issus de pietas, « sentiment de dévotion envers les dieux, les parents, la patrie ». Les deux mots ne se sont différenciés qu’au XVIe s. Dérivés : pieux, impie, pitoyable, impitoyable, s’apitoyer, expier, ...

5. Enfin ne sont de la famille ni pièce (< lat. vulg. *pettia) ni pierre (< grec petra, d’où pétrole, « huile de pierre ») ni pieu (< lat. palus, voir la famille PACTE) ni épier (< germ. *speha, voir la famille SPECTACLE) ni péter (< lat. pedere) ni petit (< lat. vulg. *pittittus) ni pétrir (< lat. pinsere, pistus).

Dans d’autres langues indoeuropéennes

esp. apearse, apeadero, apoyar, despejar, expedición, fútbol, impedir, despedir, peaje, peatón, pedestal, peón, pezuña, pie, pionero, podio, pólipo, poyo, pulpo, trapecio, tropezar

port. apoiar, expedição, impedir, pé, pioneiro, podal, poio, pólipo, trapézio, tropeçar

it. appoggiare, marciapiede, pedone, piede, podismo, poggio, spedire

angl. fetch, fetter, foot, impeach, impede, octopus, pedal, pedestrian, pedigree, pioneer, pyjamas

all. Depesche, Fuss, fussen, füsseln, Pedal, Pionnier, Podest, Polyp, Trapez

rus. антипод, депеша, педаль, пешка, пионер, полип, футбол, экспедиция

Notes

1- Répudier, du latin repudiare, “repousser du pied, rejeter, refuser” (ancien français repuier), ne semble pas – comme on a pu parfois le croire – avoir grand chose à voir avec pudeur. À moins que la pudeur n’ait elle-même, à l’origine, quelque chose à voir avec le fait de repousser du pied ... Mais dans l’état actuel des connaissances, le verbe latin pudere, « avoir honte, faire honte », n’est rattachable à aucune racine indoeuropéenne.

2- Comme on l’a vu à propos de la famille PREMIER, rappelons qu’il est normal qu’au son /p/ à l’initiale en indoeuropéen correspondent les sons /p/ en latin et en grec, et /f/ en germanique.

3- Pour en savoir plus sur les origines contestées et l’évolution sémantique complexe de piger, on lira avec profit les deux longs articles du Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert) consacrés à ce verbe.

4- De piètre à pire, il n’y a donc qu’un pas que certains franchissent en proposant de rattacher les mots latins pejor et pessimus (> fr. pire, pessimisme) à la famille de PIED. D’autres préfèrent y voir des descendants de la racine indoeuropéenne *PET- (famille PETITION), au sein de laquelle on trouve à la fois les idées de plume, d’aile, d’essor, d’élan, et de chute. (> fr. pétition, répéter, appétit, penne, panne, pignon, hélicoptère, ...)

5- Certains rattachent néanmoins pécher à pied car son sens initial de « trébucher » leur donne à penser que peccare, mot usuel et familier, serait issu d’un *pecco (non attesté) qui serait à pes ce que mancus, « manchot » est à manus, « main ».

Les grandes familles de mots"

par Jean-Claude Rolland

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Edward Hopper, et l’Amérique devint bizarre

, 07:31

Hopper train Juan Jijako.gif, nov. 2015
gif animé par Juan Jijako, cliquez sur le tableau pour faire défiler le paysage (4083 partages)
"L'art d'Edward Hopper incarne “le meilleur de la tradition américaine”, disait Jo, la femme du peintre. Pourtant, quand on entre dans le cadre, lumière, attitudes, composition, c'est l'insolite qui frappe.

Voir aussi le portfolio interactif « Zoom sur l’œuvre d’Edward Hopper »


Compartiment C, voiture 293 est un tableau magnifique. Beaucoup de tableaux du peintre américain Edward Hopper sont magnifiques, mais celui-là l'est particulièrement. C'est un tableau vert. Josephine (dite Jo), la femme d'Edward (dit Ed), l'appelait d'ailleurs ainsi, « le tableau vert ». Il montre une femme blonde, élégante, vêtue d'une robe de couleur prune (quetsche). Elle est assise dans le compartiment d'un train. Les murs et le mobilier du compartiment sont verts. Seul l'appuie-tête est blanc, à sa base violacé. La femme lit. La plupart des commentateurs la voient lire un magazine, mais il faut toujours se méfier de ce que Hopper fait lire aux femmes. Dans Chambre d'hôtel, par exemple, peint en 1931, une jeune femme dévêtue, assise sur un lit, paraît absorbée par la lecture d'un roman. Or elle tient dans ses mains « un indicateur de chemins de fer ». On le sait parce que Jo l'a noté dans le registre où, une fois un tableau achevé, Ed dessine l'œuvre à l'encre noire que Jo, ensuite, de son écriture ronde décrit.
Jo est un personnage. Edward Hopper l'a épousée en 1924 – il avait 36 ans et Jo s'appelait alors Josephine Verstille Nivison. Elle est peintre. Ed ne la quittera jamais. Mais Ed n'est pas le genre à quitter. En 1913, il s'installe à Washington Square, à New York, dans un appartement-atelier duquel, malgré le succès et la fortune, il ne déménagera jamais – il y mourra en 1967. En 1924, il montre ses aquarelles dans la ­galerie Frank Rehn, qui lui organise sa première exposition personnelle et où il restera toute sa vie. Quant à Jo, jalouse comme une tigresse, elle sera son seul modèle féminin. Hopper est un homme fidèle. Jo, elle, est une emmerdeuse. Elle s'est « sacrifiée » pour Ed, dit-elle, lui a laissé l'atelier, et ne cesse de le lui reprocher. En 1946, elle commence même une grève de la faim pour protester contre l'indifférence d'Ed et du Whitney Museum pour son œuvre. Frank Rehn réglera le problème par un petit accrochage dans sa galerie. Le photographe Arnold Newman raconte que le couple ne cessait de se disputer. Quand il voulait photographier Ed, Jo venait sans cesse se placer dans le champ. Etre dans la plupart des tableaux de Hopper ne lui suffisait donc pas. Puis il a compris que c'était leur façon de fonctionner. Jo admirait Ed. Dans son journal, elle écrit : « L'art de E. Hopper est tellement fondamental que l'on peut le comparer à Abraham Lincoln ou George Washington pour représenter le meilleur de la tradition américaine. » Il est probable qu'Ed devait aimer l'admi­ration que Jo lui portait. Elle tenait avec application ses registres. Elle l'accompagnait partout. Ils apprenaient l'espagnol ensemble. Et se fâcher continuellement avec elle devait l'arranger en lui réservant les longues plages de silence et de solitude dont il avait besoin. Hopper est un taiseux. Pour savoir à quoi ressemblait Jo en 1938, il suffit de regarder la femme à la robe sombre dans le compartiment vert. C'est elle qui lit. Les femmes lisent souvent dans les tableaux de Hopper. Ou elles pensent. Ou elles rêvent. Elles sont parfois dénudées. Elles ne correspondent pas à l'image de la ménagère américaine. C'est peut-être pourquoi les femmes aiment beaucoup la peinture de Hopper : il les émancipe. Il ne les couvre pas de bijoux – Ed les détestait – mais les rend sexy. C'est une manière héritée de Courbet (Les Demoiselles du bord de Seine, 1856) dont Hopper a admiré la peinture lors de ses trois voyages en Europe (principalement à Paris) entre 1906 et 1910. C'est pourquoi sa Jo (Portrait de Jo, 1936) ressemble tant à l'autre Jo (Joanna Hiffernan), peinte par Courbet en 1865. Donc Jo lit. Hopper la vêt d'une robe stricte, la dote d'une forte poitrine, et dévoile légèrement le genou. On parle souvent de la Maison près de la voie ferrée (1925) comme modèle pour la maison de Psychose (1960) d'Alfred Hitchcock, mais il semble bien que le principal point commun entre le peintre et le cinéaste (qui adorait Hopper) soit cette figure de femme ambiguë, à la fois sage et sexuelle. Si l'on se reporte au registre, Jo écrit que la femme lit le New Yorker, que sa robe est « en jersey de laine violet », et qu'à ses côtés est posé le magazine Reader's Digest. Ed ajoute de son écriture fine et nerveuse : « Toile belge, couleurs Rembrandt, blanc de plomb, huile de lin. » Et puis il y a ce vert, un certain vert, somptueux, mélange « d'oxyde de chrome et de cadmium », écrit Jo. Un vert impossible à trouver sur le mur d'un compartiment d'un wagon de chemin de fer américain, ­aussi impossible que la hauteur du plafond de ce compar­timent, l'éclairage (on y reviendra) ou le paysage crépus­culaire entraperçu par la fenêtre. C'est le côté étrange de Hopper. Le tableau paraît réaliste, mais quand on en regarde les détails, tout devient bizarre. Les gens sont souvent seuls, leurs attitudes, insolites, les rues, désertes, les pièces, vides, les paysages, inhabités, les points de vue, décalés, les lumières, artificielles... On n'y retrouve pas les signes caricaturaux des Etats-Unis : peu ou pas de voitures, pas de gratte-ciel, pas de grands espaces, pas de signes religieux, pas d'excitation, pas de foule, pas d'hystérie... Et pourtant, rien ne nous paraît plus américain qu'un tableau de Hopper, au point que de nombreux cinéastes, de Robert Siodmak (Les Tueurs, 1946) à Wim Wenders (The End of violence, 1997) et David Lynch (Mulholland Drive, 2001), s'en sont inspirés. Hopper peint une Amérique sans fard. Elle ressemble à ses femmes, stricte, engoncée dans une morale rigide mais ambivalente, à la fois froide et libidinale. Une assemblée de solitaires la compose, portant la sourde mélancolie d'un lointain déracinement.
Hopper adorait donc l'Amérique sans tendresse excessive. « Nos traits nationaux peuvent être si simplistes et étriqués qu'ils en paraissent puérils à des peuples plus subtils et plus raffinés », écrivait-il. L'un de ces peuples trouve une grâce particulière à ses yeux : le peuple français. De ses séjours parisiens, Ed gardera ­toujours un amour pour la culture française, pour sa peinture bien sûr, au premier rang de laquelle figurent Courbet, Degas et les impressionnistes, mais aussi pour sa littérature et sa poésie. Il récitait par cœur Verlaine et Rimbaud. Il ­lisait Mallarmé et Montaigne. Pourtant le même homme, en 1927, écrit : « L'art américain devrait être sevré de sa mère française. » L'art américain, en 1927, qu'est-ce que c'est que ça ?
C'est une idée obsédante – elle obsédera vingt ans plus tard Robert Rauschenberg. Hopper rêve d'un art amé­ricain autonome, cessant d'être une pâle copie de l'art européen. A la modernité européenne (Picasso n'a qu'un an de moins que lui), il oppose, bien que nourrie par la peinture française, sa vision américaine. En 1934, dans une interview au magazine Time, il devient plus catégorique : « La spécificité américaine d'un peintre est innée – il n'a nullement besoin de la rechercher. » Autrement dit : il suffit de ne plus copier l'Europe, d'être soi-même, et le reste suivra. Reste à savoir en quoi consiste cette « spécificité américaine ». Il ne faut pas la confondre avec le regard ironique que pose Hopper sur l'Amérique, cet univers beckettien où les êtres semblent attendre quelque chose qui n'arrivera ­jamais – le rêve américain ? Parlant de l'œil de son confrère John Sloan (1871-1951), très influencé par l'art français, Hopper emploie le mot « frais ». Derrière le compliment s'entend un autre mot : naïf. L'art venant d'Amérique est entaché de naïveté, pense Hopper. Aussi décide-t-il, porté par sa passion pour le théâtre et son organisation visuelle (à New York, Jo et Ed voient toutes les pièces qui se montent, qu'elles soient classiques ou contemporaines comme celles d'Ibsen), aussi décide-t-il de jouer avec cette naïveté. C'est d'abord une affaire de composition où le peintre excelle : donner l'illusion de la simplicité. Rien de plus évident que la femme lisant dans le compartiment vert – et l'exactitude du titre, Compartiment C, voiture 293, semble le con­firmer. Or, dans la réalité, la voiture 293 n'existe pas – pas plus que n'existent le vert, ce type de compartiment, le paysage crépusculaire et la lumière. D'ailleurs, cette lumière, d'où vient-elle ? La lampe est éteinte. Les ombres suggèrent qu'elle provient du couloir, mais comment le couloir d'un train à la tombée de la nuit peut-il projeter sur une femme une lumière solaire d'une telle crudité ? Voilà donc l'étrangeté posée. Quelque chose d'artistiquement impur vient troubler ce qu'un regard hâtif prendrait pour du classicisme – mais classique, Hopper l'est aussi par ses dessins préparatoires, ses esquisses, ses études de mouvement, sa touche. Une lumière merveilleuse inonde le compartiment alors que le paysage fantomatique, avec sa route « blafarde » sous un pont « blanchâtre » (les précisions sont de Jo), semble un mauvais présage. Où va cette femme, vers le bonheur ou le malheur ? Quelle est la nature du calme absolu ­régnant sur les magnifiques paysages désertés (Collines au sud de Truro, 1930) ? Où est-on dans un tableau de Hopper : dans une comédie ou une tragédie ? Ainsi se définit la « spécificité américaine » : par l'ambiguïté et le décalage, ce que l'on retrouvera chez Rothko (abstraction ou paysage ?), Rauschenberg (sculpture ou peinture ?) ou, plus récemment, Christopher Wools (peinture, photographie ou imprimerie ?). Hopper en est le précurseur. « Je suis probablement un solitaire », disait-il. Et probablement l'inventeur de l'art américain."

source : Télérama

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le tennis de table, une passion trépidante

, 08:38

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